Le pansori, patrimoine vivant
Le pansori est un art traditionnel coréen où un interprète dit, joue, et surtout chante un long récit selon des rythmes complexes, simplement accompagné d'un joueur de tambour, avec pour seul décor une natte et un paravent, pour seul accessoire un éventail. Cette forme, apparue au XVIIIe siècle au sein de troupes de saltimbanques se produisant sur les foires et marchés, va progressivement gagner une reconnaissance de plus en plus élevée, jusqu'à être soutenue par la cour royale à la fin du XIXe siècle, et les meilleurs chanteurs (uniquement des hommes avant 1869), puis leurs consœurs, devinrent de vraies stars. Mais la traversée du XXe siècle fut plus difficile à vivre, le genre étant jugé trop identitaire par l'occupant japonais (1910-1945), puis trop archaïque pour la jeune Corée du Sud du dernier tiers du siècle, pour qui prime l’essor économique, et l’occidentalisation.
Dans les années 1960 il ne restait plus que cinq pansoris sauvegardés, lorsqu’ils furent retenus dans un mouvement de patrimonialisation national, assurant leur pérennité, et même leur reconnaissance élargie, puisqu'en 2003 l'Unesco l’inscrit sur la liste du patrimoine mondial immatériel. La transmission ne s'est jamais interrompue depuis les origines, et les chanteuses (surtout des femmes aujourd'hui) sont nombreuses à se partager entre le chant et l’enseignement, dont des « trésors nationaux », garantes officielles de l’authenticité. Depuis 20 ans, le genre se fait connaître à l’étranger, grâce en particulier à des intégrales surtitrées, comme on commence à en voir régulièrement en France.
Tradition et transmission
Aujourd’hui, on peut apprendre le répertoire tant dans l’enseignement privé que dans les départements universitaires d’arts traditionnels, qui sont très fréquentés, et les maîtres jouissent d’un vrai prestige. Mais la rançon de la gloire, pour un interprète classique, est de se retrouver pris dans un répertoire qui se limite désormais à cinq œuvres, que l’on joue dans des salles de spectacle, devant un public pour qui le texte est vieilli (beaucoup de passages sont en poésie sino-coréenne), et qui participe moins spontanément : le pansori est surtout devenu un art du chant, au risque de perdre sa verve populaire originelle. Cela explique pourquoi un certain nombre de jeunes interprètes se lancent régulièrement dans la création de nouveaux pansoris, la plus marquante étant aujourd’hui Lee Jaram, qui adapta coup sur coup deux pièces de Brecht.
Pourtant, beaucoup de détentrices du répertoire classique estiment qu’il y a bien assez à faire à se consacrer à la tradition, à la faire vivre, à la transmettre. Car cette tradition, loin d’être figée, se réinvente sans cesse dans le travail de la mémoire et le passage des générations ; c’est ainsi que les pansoris se sont toujours nourris de variantes liées à différents maîtres ou écoles. Cela n’empêche pas l’enseignement d’être extrêmement strict. Même si aujourd’hui les jeunes gens bénéficient du texte imprimé et annoté (mais sans partition), et de leurs téléphones portables pour enregistrer les séances, la transmission demeure toujours exclusivement orale : l’élève, face au maître, répète phrase par phrase, jusqu’à la moindre intonation, au souffle et au geste d’éventail près, puis séquences par séquences, jusqu’à, des mois ou des années plus tard, pouvoir être considérée comme détentrice de l’œuvre qu’elle pourra interpréter officiellement, et transmettre à son tour.
On a retrouvé le sixième pansori !
S’il ne reste aujourd’hui que cinq pansoris « classiques » (c’est-à-dire antérieurs au XXe siècle), nous savons qu’il en existait au moins douze, sans que l’on sache pourquoi les sept manquants ont été condamnés à mort, c’est-à-dire, pour cette forme d’art, à l’abandon de la transmission.
Cependant, une des lois du genre est qu’un pansori ne meurt jamais vraiment, d’abord à cause du lien qui a existé très tôt entre pièce chantée et adaptation romanesque, dont on est sûr au moins que le papier survivra à la voix lorsque celle-ci se sera tue ; ensuite, par cette capacité des interprètes à mettre « en pansori » n’importe quel texte, puisqu’il suffit pour cela de le découper en respectant l’alternance partie parlée (aniri, « récitatif ») / partie chantée, et d’adapter la scansion du texte aux différents rythmes et modes retenus… C’est ainsi qu’aujourd’hui nous assistons à la renaissance de Demoiselle Sugyeong, par une belle mise en abyme pour cette œuvre qui conte justement la renaissance de Demoiselle Sugyeong.
Ce court pansori a été ressuscité à la fin du XXe siècle par Madame Pak Song-hee (1927-2017), Trésor national, à partir des souvenirs de ce que lui avait transmis, du temps de son apprentissage, MadamePak Nok-ju (1906-1979), Trésor national historique dont les sources nous renvoient à des maîtres ayant vécu l’âge d’or du pansori. Pak Song-hee n’ayant reçu que la seconde moitié de l’œuvre (ici, à partir de l’index 19), elle a reconstitué tout le début en s’appuyant sur les versions romanesques anciennes, et a transmis l’ensemble à sa jeune disciple Min Hye-sung, qui en est aujourd’hui dépositaire, et l’a interprété pour la première fois hors de Coréedans le cadre de notre festival K-VOX / Voix coréennes 2017, en version surtitrée, à Bruxelles (Festival Souffle Coréen), Paris (Maison des Sciences de l’Homme) et Vendôme (Festival EPOS). N’avons-nous pas ici un magnifique exemple de patrimoine vivant ?