Un air de nostalgie plane sur cet ensemble composite de chansons et
de prières vietnamiennes à cheval entre tradition et modernité,
témoignages d'un pays encore uni qui, à compter de 1954, allait
connaître les affres de deux décennies de guerre civile entre le Nord
communiste et le Sud pro-occidental.
Le recueil s'ouvre du reste sur une oeuvre de 1953, année
charnière, "Ao The Tham Tang" ("En portant cette vieille tunique"),
dans laquelle l'auteur, Dan Truong, s'appuie sur une chanson
folklorique pour véhiculer un message doublement nostalgique. Sur une
musique du temps jadis, un homme semble-t-il parti au combat
s'imagine de retour chez lui, vêtu de la tunique que portaient ses
ancêtres.
Dans la même veine, la mandoline en prime, "Ai Vê Que Toi" ("Si
vous passez par là") est la requête d'un paysan loin de ses terres,
qui prie une connaissance devant s'y rendre de transmettre son
souvenir à sa mère. Une lecture plus patriotique permet toutefois de
distinguer un homme trop occupé à libérer le pays, qui ne rentrera
chez lui qu'auréolé par la victoire.
Les années qui suivirent la Première Guerre mondiale virent des
chants patriotiques français comme "La Madelon" mais aussi "La
Marseillaise" gagner en popularité au Vietnam. Ces chansons furent
entendues pour la première fois lors de spectacles de "cai luong", ou
théâtre réformé, donnés à Saïgon et dans d'autres cités du Sud du
pays. Des orchestres d'inspiration occidentale s'y produisaient
pendant les entractes.
Avec l'essor du phonographe et de la radiodiffusion, les chansons
françaises se répandirent irrésistiblement dans les grandes villes du
Vietnam, où il n'était pas rare d'assister à des attroupements devant
les commerces de disques 78 tours. Toutefois, le principal facteur de
popularisation de ces titres "à la mode" fut l'apparition, au cours
des années 30, des dancings et du cinéma. Les stars chantantes du
grand écran, telles Joséphine Baker ("J'ai deux amours" et "Ma Petite
Tonkinoise"), Rina Ketty et George Milton, étaient particulièrement
appréciées des amateurs de ritournelles. Mais le favori était de loin
Tino Rossi, rendu célèbre par son interprétation de chansons de
Vincent Scotto comme "Marinella", au point de générer une myriade de
"Tino fan-clubs" ("hoi ai Ti-no").
On retrouvera avec délectation cette Tino-mania dans la comparsita
"Duong Vê" ("Nostalgie du pays natal"), l'interprête de cette bluette
sentimentale signée Hoang Trong s'employant avec talent à retrouver
les accents langoureux du chanteur corse, sur fond de bandonéon.
Il faudra attendre le milieu des années 30 pour entendre les
premières versions vietnamiennes de chansons occidentales. Avec le
mouvement "bai Ta theo dieu Tay" ("nos paroles sur des mélodies
occidentales"), chanter en vietnamien sur des airs français devient
même du dernier cri.
Les enregistrements de deux artistes de "cai luong", Ai Lien et Kim
Thoa, réalisés au milieu des années 30 par la maison de disques Beka,
aideront à l'essor de ce genre nouveau, fait de titres à la
signification détournée plus ou moins volontairement. De là est
sûrement née la chanson vietnamienne "moderne", dont les musicologues
accordent la paternité à Nguyen Van Tuyen pour ses compositions
originales datant de 1938.
MUSIQUE HYBRIDE
Ces nouvelles chansons, orchestrée à l'occidentale, avec des
"combos" rappelant parfois ceux de Ray Ventura, font rapidement le
tour du pays, à l'exception des campagnes, mais c'est à Hanoï, la
capitale du Nord, qu'elles trouvent leur public. Toujours en 1938,
deux groupes vont contribuer à propager cette musique hybride: Tricea
et surtout Myosotis, première formation vietnamienne à jouer ses
oeuvres propres, sur des compositions de Tham Oanh et Duong Thiêu Tuoc.
De ce dernier, la présente compilation offre "Huong Giang Mê-
Khùc" ("Chant pour la Rivière des Parfums"), véritable chanson
d'auteur en forme d'hommage poétique au cours d'eau traversant Hue,
la ville d'origine de l'artiste, dont la tradition musicale lui fut
inculquée dès le plus jeune âge. Cette ballade à la guitare sèche
frappe à la fois par sa simplicité et sa modernité.
Formé enfant au dàn nguyêt, luth traditionnel à deux cordes, Duong
Thiêu Tuoc sera le premier artiste vietnamien à populariser la
guitare hawaïenne, instrument à la sonorité exotique, qui porte le
très léger "Môt Buoi Chiêù Mo" ("Rêveries"), ôde au bonheur et au
voyage signée Zoan Mân.
Duong Thieu Tuoc écrivit ses premières chansons en français, "Ton
Doux sourire" et autre "Souvenance", avant de revenir à sa langue
natale. Auteur prolifique autant qu'exigeant, il se considérait comme
un compositeur de musique "vietnamienne" plutôt que simplement
"populaire". A ses yeux, le nombre limité des oeuvres du répertoire
traditionnel rendait indispensable une écriture "qui fasse usage des
techniques occidentales pour créer des pièces musicales gorgées de
notre caractère national".
Source d'inspiration majeure de cette génération d'artistes et
figure incontournable de la chanson française d'avant-guerre (et de
toujours), Charles Trénet hante le guilleret "Tul Dan" ("Vive la
musique"), équivalent vietnamien de son "Y'a d'la joie", auquel le
chansonnier crooner Ngoc Bao, très en vogue dans les années 40 et 50,
prête sa voix de velours.
Le même Ngoc Bao, chanteur de charme s'il en est, livre avec le
classique "Noi Long" ("Aimer c'est pour la vie") une complainte sur
l'amour éternel mais indomptable, qui sut en son temps émouvoir les
foules. Il sait aussi se muer en comique populaire, comme en atteste
son irrésistible version du "Cai Dinh" ("Le Clou") de Tham Oanh,
chanson pleine d'autodérision, qui narre la déception d'un pauvre ère
persuadé de détenir un trésor après avoir ramassé... un clou.
Avec "Son Nu Ca" ("La Montagnarde"), chanson folklorique revisitée
par Tran Huan, le souvenir douloureux d'un amour évanoui fait à
nouveau vibrer le thème de la nostalgie au son du violon. Plus
poétiques, le très dansant "Gao Trang Trang Tanh" (Riz blanc sous
clair de lune") de Hoang Thi Tho et l'envoutant "Toi Ban Duong
To" ("Fil de soie, fil d'amour") de Tham Oanh évoquent avec une
délicatesse très asiatique les échanges amoureux.
Ces chansons, que les historiens classent aujourd'hui dans la
catégorie "nhac tien chien", ou musique d'avant-guerre, furent
d'abord qualifiées de "nhac cai cach", ou musique réformée, autrement
dit renouvelant un art tenu en piêtre estime. Elles accompagnèrent
les Vietnamiens jusqu'à la reprise des hostilités avec les Français,
lors de la guerre d'Indochine en 1946, même si certains titres furent
encore écrits au début des années 50. Sans être formellement
interdit, ce genre musical devait quitter les scènes et les ondes du
Nord communiste de 1954 jusqu'aux années 80.
La deuxième moitié des années 40 sera propice au renouveau des
chansons patriotiques, essentiellement inspirées de musiques
militaires françaises. Bien que symboles de la "nouvelle vague",
Myosotis et Tricea participeront à leur façon à ce mouvement, né en
réaction au romantisme exacerbé des chansons classiques et entretenu
par la suite dans la jeunesse par le scoutisme.
Vraisemblablement interdite pendant la résistance anti-française,
"Han Ly-Huong" ("La Rancoeur de l'exil") exprime elle aussi la
douleur de l'éloignement. Cette chanson poignante est l'oeuvre du
compositeur Ut Tra-On, inventeur du Vong Co (souvenir), genre
harmonique trouvant ses racines dans la tradition. Plus ancré dans le
folklore, mais aussi nostalgique que le moderne "Duong Vê", elle
élargit la palette de cette compilation en donnant à entendre un
style musical à la fois singulier et typique du Sud-Vietnam.
MEDITATION
En contre-point de cette nostalgie récurrente, deux prières
bouddhistes, "Con Trâu Hai Nha" et "Kinh Bat Nha", apportent une
dimension méditative à ce recueil vietnamien. Si la première plage se
résume à une litanie scandée au rythme du phach, bloc de bambou
traditionnel, la seconde énumère les huit recommandations
fondamentale de Bouddha dans un style proche du "ca tru", ou "hat a
dao", musique de chambre raffinée consistant en une poésie chantée
exclusivement par des femmes pour des hommes, dont les origines
remontent au XVe siècle.
"Nos aïeuls allaient écouter le 'hat a dao' pour échapper un
instant aux duretés de la société", écrivait en 1933 l'écrivain Thach
Lam. "Les mélodies suscitaient chez eux tristesse et chagrin, et
attendrissaient leur coeur. Les chansons parlaient toutes du
découragement lié à la brièveté de la vie, de la nature éphémère de
la beauté et de la joie de s'abandonner à un rêve fugitif, cela avec
des voix chargées d'affliction et de douleur."
Quelle plus belle conclusion pour cette anthologie qu'un extrait du
poème annamite "Kim-Van-Kieu", chef-d'oeuvre de Nguyen Du
(1765-1820), selon lequel le monde est gouverné par le "bu tru", loi
universelle d'addition et de soustraction. Cette fresque monumentale,
qui recèle les grands thèmes du bouddhisme, narre l'histoire d'une
jeune fille prénommée Kieu, qui, ayant juré fidélité à un garçon, se
vend comme courtisane pour sauver son père. Après quinze années
d'épreuve, elle retrouve son fiancé, qu'elle aime toujours mais dont
elle ne s'estime plus digne.
Avec ce grand poème d'amour, long de 3.254 vers, l'auteur décrit la
vie sociale de son époque troublée en une complexe synthèse de la
culture chinoise classique et des coutume populaires vietnamiennes.
Bercé par une flute de bambou aux ondulations chinoises, le chant de
femme qui accompagne l'extrait de ce texte est de toute beauté. Et la
nostalgie affleure à chaque note.
Thibault Leroux