Vous l’avez certainement croisé dans un fest-noz, écouté chanter dans l’intimité d’une chapelle quelque part en Bretagne, ou ailleurs, peut-être sur la scène de Radio France ou des Nuits celtiques. Une rencontre inoubliable : sa voix fascine, sa présence s’impose comme un évident symbole de l’authenticité.
Passeur de Mémoire
Yann-Fañch Kemener plonge ses racines dans une double tradition : la tradition familiale (sa mère chantait, comme ses oncles et tantes), mais aussi celle du pays plinnqui l’a vu naître, en Haute-Cornouaille, aux confins du pays vannetais et du Trégor. Sainte-Tréphine fut longtemps pour lui le centre du monde et le breton sa première langue. C’est dans ce Centre Bretagne, si riche de traditions jalousement préservées, qu’il a trouvé ses informateurs, ou mieux ses « maîtres. Il en a recueilli l’héritage, aujourd’hui généreusement mis à la disposition de tous dans ses Carnets de Route. Surtout, il a pu, sur cette base, constituer son propre répertoire : complaintes (gwerzioù), cantiques, airs à danser (kan ha diskan) auxquels s’ajoutent les contes et l’univers de la poésie. Ne nous y trompons pas : le mot et la rime comptent pour lui autant que la mélodie et le rythme. Au-delà des catégories, tout à la fois chanteur, collecteur, diseur, conteur, Yann-Fañch Kemener un Passeur de Mémoire.
Une musique vivante
Pour autant, il n’est pas un homme du passé, bien au contraire, et l’espace sonore dans lequel il évolue, n’est en rien figé. Une idée lui est particulièrement chère : la musique traditionnelle est une musique vivante, en évolution et qui invite, dans un espace sonore défini, à la création et à l’échange. Une conception illustrée par Dialogues et qui donne sa cohérence à une série de rencontres qui jalonnent son parcours : Didier Squiban avec qui il se produisit un temps, dans les années 90, pour notre plus grand bonheur, le jazzman François Corneloup, Dominique Vellard, le fondateur de l’ensemble Binchois, avec qui il travailla sur les chants religieux , Jean-Yves Bosseur dont il créa Vent d’Ouest, sur des poèmes de Kenneth White. Yann-Fanch Kemener est, d’ailleurs, l’un des rares chanteurs traditionnels à aller vers la musique classique. Il a même chanté en duo avec Patricia Petitbon. Une belle ouverture d’esprit !
Depuis quelques années, c’est accompagné par le violoncelliste Aldo Ripoche qu’il monte sur scène. L’intérêt de ce dernier pour la musique baroque, ses pratiques et modes de jeu, a favorisé la rencontre entre les deux musiciens, l’un populaire, l’autre savant, et établi entre eux une complicité qui fonctionne à merveille. Il est vrai qu’Aldo Ripoche est lui-même l’héritier d’une tradition : son père était violoncelliste élève et ami de Pablo Casals. C’est désormais ensemble qu’ils conçoivent leur spectacle tant sur le plan musical que scénique.
Avec au piano Florence Pavie, le duo est devenu trio pour Dialogueset cet élargissement donne à l’ensemble une autre couleur, voire une connotation plus classique. Qu’importe ! La Villemarqué n’a-t-il pas introduit le piano, pour accompagner les chants du Barzaz-Breizdès la seconde édition (1848) du mythique recueil.
Dialogues : un pari réussi
Les collectes de La Villemarqué, de Bourgault-Ducoudray, de Claudine Mazéas dans les années 50 et au début des années 60 et celles de Yann-Fañch Kemener lui-même fournissent la matière de ce spectacle créé, au Théâtre de Cornouaille de Quimper, les 30 et 31 mars 2006. Le propos est audacieux : avec ses deux partenaires, Yann-Fañch Kemener explore les interférences entre musique traditionnelle et musique savante, leurs apports mutuels, leurs dialogues comme le suggère le titre même du spectacle où les clins d’œil et jeux de miroirs se multiplient. Le prétexte ? Un petit chef d’œuvre oublié, les Chansons Bretonnes(extraites du Barzaz-Breiz), mises en musique pour violoncelle et piano au début des années 30 par Charles Koechlin (1867-1950). Une redécouverte aussi : l’œuvre du compositeur breton, Adolphe Mahieux (1892-1931), formé dans la tradition franckiste, dont la romance pour violoncelle et piano, Le Druide, est un pur joyau. Elle devient même la première œuvre jamais enregistrée de ce compositeur, injustement oublié.
Pour garder intacte la force de la mélodie populaire portée par la valeur intrinsèque du mot, Yann-Fañch Kemener fait sonner la langue. Avec ses partenaires, il met en scène le son comme le mot ; il les sculpte et, comme un peintre, tente d’en saisir toutes les couleurs en jouant avec l’espace , la lumière, le geste, un travail qui fait partie intégrante du pouvoir créateur de l’artiste et de son regard critique. L’émotion est préservée, la tradition sublimée. Emerveillés, nous voyons la magie s’opérer. Le dialogue se noue, la musique vit.
Marie-Claire Mussat