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Le blues des sourds-muets

Mwezi WaQ. ancre sa musique dans une époque où l’on nie, sans complexe et de façon régressive, les lignes de souffrance du plus grand nombre. Les réprouvés, les oubliés, les sacrifiés. Ceux qu’on assimile de façon un peu méprisante aux petites gens – une majorité – afin de mieux les enfoncer dans des tragédies sociales. Issu d’un pays où la musique a longtemps été le lieu de mémoire du peuple, Mwezi WaQ. a choisi de reprendre une tradition de parole brute, initiée par les Anciens. Ceux d’hier et d’aujourd’hui. Une parole tout en rythme, ancrée dans le quotidien et dans la langue du peuple, sous ses dehors rustiques et rêches. Une parole poétique, qui se gorge de shinduwantsi, à l’image d’un verbe fracturé par la contrainte ou l’exil.
Shinduwantsi - ce mot - ramène, littéralement, à l’idée comorienne de fouiller la terre pour en tirer le suc de la vie dans une joute de mots et de sons. Une manière d’incarner le poème dans sa complexité, en amplifiant son rapport au réel. Mwezi WaQ. se réclame d’un monde, où l’humanité est d’abord synonyme de partage et d’espérance. On n’y naît pas humain, on le devient, à force de contribuer au destin commun. Une nécessité face à l’adversité d’une époque, où le sourd et le muet deviennent des éléments de parade au grand jour. Mwezi WaQ.  se vit comme une quête de sens dans un verre à moitié rempli de vérités arides. Un grand-père sur une terre de lune murmurait un jour cette parole à sa fille cadette : « toujours se voir dans le regard de l’oubli, pour ne point se noyer dans l’océan des horreurs tues ». Une façon pour Mwezi WaQ. de penser la musique et son « pourquoi ».
Soeuf Elbadawi
Chemin d’histoire(s)
Né d’un premier album, intitulé Chants de lune et d’espérance (Buda Musique, 2012)[1], Mwezi WaQ. le combo compte six interprètes - guitares, violoncelle, percussions, chœurs et chant – au service d’un répertoire, emprunté à l’imaginaire d’un archipel au destin fracassé. Ces chansons surgissent de ces îles de lune, communément appelées « Comores », un nom qui remue sa queue au cimetière des vivants. Cinq des titres, bien qu’ici revisités, proviennent d’un fond d’histoire commune, tissé par des artistes comoriens acculés, durant les années 1970-2000. Ils incarnent un combat contre l’anéantissement. Il est des endroits, en effet, où seuls les chants parviennent à mimer la douleur de l’intime et des familles. C’est de là que nous vient cette musique, en tous cas. Deux titres sont repris du premier album de Mwezi WaQ.[2] sorti en 2012. Sept autres chansons – des inédits – rendent compte d’une époque plus actuelle, dans un pays où le consumérisme et la loi des séries font croire à la fable de l’homme apprivoisé. In fine, elles disent toutes que la cruche, à l’eau, toujours, s’en va, mais qu’au final, elle se brise, par mégarde, inadvertance ou par oubli. « Méfions-nous de l’homme assoiffé, qui reste aux abois, même dans les pays encore sous tutelle », s’exclame le fou de la place Badja. Cette musique se veut à l’écoute des voix les plus ignorées de l’arrière-pays. Elle aspire à réconcilier les êtres et à assécher les peurs, au-delà des frontières et des discours. Elle raconte aussi le fardeau de la colonialité sur un archipel, en apparence, oublié du monde.
1. Mwana-djinn
L’enfant-djinn promène sa queue, le long des océans. Il passe par des endroits improbables, attrape ce qu’il peut au passage, soulève ce qui dort sous la pierre, sans complexe. « Je suis l’Enfant-djinn, dit-il, je refuse de céder mon âme à l’inconnu ». On pense aux pères, aux mères, aux familles, à leurs prières. Il aimerait tant leur revenir, porter leur fardeau, leur apporter la paix. Il aime à errer dans le monde, emporté par l’amour et la vie, comme qui n’a point de Dieu. Mais n’oublions jamais qu’une promesse revient toujours à son point de départ. La course de l’enfance archipélique n’a certes pas de limite, mais elle ne cède pas au vent. La légende prétend que les enfants-djinns naissent, lorsqu’on invoque l’invisible pour offrir ce qui n’est pas à la mère : un enfant, qui, trop souvent, porte les maux des siens dans sa chair, partout où il se rend.
2. Ya ngaya
Une berceuse sortie du patrimoine. Jouée par Souleymane Mze Cheikh, reprise par Olivier Ngog. Histoire d’une graine. « Ma prière est pour cette graine » dit la voix. A l’instar de celle qui donne des dattiers. Car la bonne graine est celle qui pousse, se répand et profite à tous. Qui donne un enfant, insiste la voix, qui file la métaphore, devrait s’en occuper, comme pour une graine, dont on espère les bienfaits. « Grandit enfant grandit/ que Dieu te préserve » chantent les mères à leur enfant. Car qui espère le mieux pour son enfant, veille à ce qu’il ait les moyens de s’épanouir. Comme cette graine qui essaime…
3. Ankipwa
Ils nous ont soufflé dans le cœur, en nous soulevant. Ont fermé les yeux, en nous bousculant. Qui « ils », qui « nous » ? Ceux du pouvoir, et nous, le peuple qui parle. On ne connaît aucun regret au savant, qui nous a oubliés sur la table. Dans l’obscurité et le vent. Et lorsque la mer s’agite, les djinns – rapport au feu, au danger – tiennent l’espérance pour une chose éteinte. On nous a promis l’incroyable. Le fundi nous a fait vivre des amours de nuit. Les Anciens à sa suite nous ont appris l’arrogance, courant après une fortune de versets, la bêtise en bandoulière. Nos princes pensent que nous n’avons plus d’âme. Le temps est peut-être venu d’invoquer Tumpa[3], le terrible.
4. Komoro
L’hymne de toute une génération, composé par Ali Affandi. On nous dit qu’il n’est pas d’issue, chante-t-il. On a pourtant vu l’Amérique et la Russie tomber sous le feu. On prétend que se soumettre est la seule vérité, parce que le seigneur blanc est plus savant. Mystère ! Ô miracle ! C’est bien la première fois que la mémoire a un visage et une couleur. Ne te fais pas petit ! chante-t-il encore. Ose leur dire : « Que le colon s’en aille ». Au pays, il dit : « Ô Comores/ notre soif, notre faim/ Embrasse ce monde/ Il nous appartient/ Même s’il est couru d’épines ».
5. Kondro
Prière pour une terre défaite où l’humanité se mue en fauve. De la guerre des soroda[4] ne découle que brisure et amertume. Les mères, oublieuses, ont choisi l’intranquillité à jamais, foutant le feu au destin commun, au nom du mythe et des vieilles querelles. La parentèle se noie, pendant que l’on remercie l’ogre de l’Europe. On passe et on repasse comme de pauvres hères, dixit le poème, pendant que l’étranger se gausse de notre mémoire. Ô Dieu…
6. Maji ya limbi mtsanga
Des histoires de Mshambulu, de pouvoir sans fin, de chaînes et de pitbulls. Ils disent qu’ils sont venus, qu’ils ont vécu et vaincu. Ils disent aussi qu’ils ont mangé les cerveaux et la dignité. Il était une fois la colonie… Une réécriture d’un des morceaux mythiques – Maji ya limbi mtsanga – du père du folkomorocean, Abou Chihabi. « A force d’être méprisé, l’eau finit (littéralement) par tendre le sable », s’exclame-t-il, en parlant du peuple.
7. Mavuzi ya landa
Poils-de-porc-épic est un roi. Les  cœurs se flétrissent sous son règne. Car le tyran ne souffre pas la critique. Il ne plaisante jamais avec sa proie, aime à faire le beau devant les taiseux. Il aime à faire valdinguer le pays, en suspendant les âmes de ses sujets. Il est le premier à prendre la parole sur la place publique, alors qu’il ne figure qu’un orphelin sans calot. Il ne parle et n’en a que pour sa famille. Poils-de-porc-épic, lorsqu’il veut attendrir son monde, se met en cravate. Il a la langue brillante des élites, alors qu’il passe son temps à rétrécir celle du peuple, qui sue à sa suite.
8. Ndjadjitswa
Ecrit par Boul des îles, l’homme qui fit la fierté de la scène folk à Moroni dans les années 1980. Le texte sonne comme un rappel. Cessons d’écarter l’inéluctable et agissons. Nous savons là où se niche l’obsession : « Je ne regrette pas mes paroles. Ne crains pas de me dire ce qui traîne au fond de ton cœur ». Contre l’attente, une vérité : « Ne restons pas là, prostrés, à espérer, pendant que le temps s’éparpille ». Les regrets ramènent à ce à quoi on n’a pas songé. À ce qui nous a perdu. L’amour, lui, s’en vient sans frapper. Nul n’en connaît l’origine exacte. Mais il ne disparaît jamais sans raison. Boul suggère de s’envoler comme les étoiles. En écho, d’autres paroles s’invitent dans le titre : « Une histoire de promesses et de folies/ Que l’on raconte à tous les gosses ».
9. Si wadje
« Nous ne sommes rien » répète le citoyen. Le pouvoir le fait danser, en lui tapant dessus. Il fait parler les osselets pour se maintenir en place, après lui avoir pris sa dignité. Il oublie que le Seigneur a offert une conscience à toutes et à tous. Il s’accroche à une complainte de zile zidu, pour satisfaire à sa passion des choses occultes. Joue des graines du large et d’une table d’astrologie, comme pour une litanie satanique. On l’a vu descendre dans la mer de Mdjumbi[5], à l’instar des maîtres du himbuki[6], en jurant qu’il enterrerait le peuple, telle une tornade. « Ceux qui dominent par la force disent par pudeur que nous sommes leurs loosers, mais Dieu seul sait ce qui est caché » se dit le poète, comme pour conjurer.
10. Undroni Blues
Le grand succès de Mwezi WaQ. à ses débuts. Dame Lune et Mister Soleil, qui se querellent à cause d’une terre où ils vivent bien tous deux. Une affaire de repli communautaire. Des « de souche » contre des « pièces rapportées » dans une ville. Undroni - la ville dont on parle ici -, aujourd’hui appelée Moroni, est la capitale comorienne. Son histoire remonterait, semble-t-il, au Dimani. Les vestiges de Mazwini[7] sont encore là pour le signifier. Les djinns y ont veillé sur le saha[8] de l’errance. Une vieille histoire qui date du temps de Mwazema[9]la douce…
11. Sariko
L’immigration fait peur. Les Comoriens, comme d’autres communautés, partent s’installer en France. Mais Sariko, petit personnage français au murmure agité, voudrait qu’ils s’en retournent d’où ils viennent. Car son pays, dit-il, en a marre de porter leurs maux. On lui rappelle alors le temps des possessions, des guerres occidentales, des mensonges du général De Gaulle, des coups tordus de Denard, des présidents assassinés. On lui dit que l’histoire est seule juge. « Qu’ils ferment leurs portes/ mettent le cadenas/ nous continuerons à y venir », chante le poème. Il dit aussi : « Nous sommes là/ parce qu’ils sont venus/ nous ont retournés les cerveaux/ ont fait suer nos âmes ».
12. Mkolo
Titre emprunté au premier album de Mwezi WaQ. Une histoire d’un temps qui passe. Il était une fois le colon : « Vous avez décrété que cette terre n’appartenait à personne. Vous avez abusé de notre bonté, en vous appropriant ce qui avait sens à nos yeux. Vous vous en êtes pris au prince et au citoyen de ce pays ». La dépossession d’un archipel, résumée en un court poème.
13. Ngayo ha ngayo
« Pas à pas, nous allons vers Maore/ Un, deux, trois et quatre/ Le shungu est brisé, disent les Anciens/ Un, deux, trois et puis non ». Une chronique des temps de reddition. Le shungu[10] charrie de la nausée. Il n’est plus de paix possible sur ces îles. Ne reste plus que les conflits et les ailes de poulet au menu. Le « pimpon » de la gendarmerie française fait sa loi, désormais. La sécession et l’errance n’entraînent que « deuil ». Le pays marche au pas de celui qui traîne son goitre. Les handicaps et les coups tordus sont la sève qui sauve. Résistants et rebelles ne sont plus que paillassons ! Discours après discours, l’habitant de cet espace archipélique devient inexistant. Sauf sur Maore, île transformée – étrangement – en terre promise. Tous ceux qui l’abordent disent d’une seule et même voix : « mpaka tsho »[11]. Le poète mime l’épuisement à l’arrivée : « Ya haya tsiwo/ ya hayi/ Ya haya tsiwo/ ya hayi ».
14. Hale
Venez écouter le conte. Il était une fois des hommes sur cette île. Ils vivaient ensemble, avaient des enfants, des petits-enfants. Il y avait là un ministre, un sultan. Ils vivaient en paix. Leur islam était rempli d’humanité. Un jour, une chaloupe est arrivée sur le rivage. Remplie d’hommes et de babioles. On fit la fête. Le sultan se lia d’amitié avec les nouveaux venus. « J’ai entendu dire que le conte n’est ni mensonge, ni vérité. Mais l’histoire doit se poursuivre » dit le conteur. Passe les années. Les amis reçurent un bout de terre. Mais un jour ils firent irruption chez le sultan, avec des livres pleins de secrets, que les enfants se devaient d’apprendre pour sonder l’avenir. Les hommes coururent pour y apprendre des vérités. Ils les ont tellement apprises par cœur que c’est resté en eux. « Je dis bien par cœur, et non au fond du cœur » dit-il encore. Puis, ils ont commencé à se terrer dans le silence, à effacer leur mémoire, jusqu’à en perdre leur humanité. Une reprise d’une histoire condensée de la conquête à Maore, écrite par Baco, l’un des artistes les plus


[1] Nominé en musique du monde de l’Académie Charles Cros en 2013.
[2] Buda musique, album encore disponible.
[3] Esclave affranchi, qui a voulu s’attaquer au pouvoir sultanesque. Il a fini décapité.
[4] Rapport à l'histoire de “Mayotte française”.
[5] Un fond marin mythique.
[6] Rapport aux cérémonies du trumba malgache.
[7] Cité fantôme de la région du Dimani.
[8] Le placenta que les Comoriens enterrent à l’endroit où l’enfant vient de naître pour sceller l’ancrage.
[9] La fondatrice de la cité de Moroni.
[10] Shungu signifie « cercle ». Il s’agit du socle de l’identité comorienne.
[11] Le président français Emmanuel Macron, compris. Lors de son passage en 2019, il déclarait : « Maore na Farantsa, mpaka tsho ». Pour dire que cette situation allait peut-être perdurer jusqu’à la fin des temps. L’expression, signifiant aussi un côté jusqu’au-boutiste.

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