Musique paysanne de l’ancien pays de Hârlău
Hârlău est une ville de Moldavie roumaine située entre Iași and Botoșani. Elle est entourée de plusieurs villages placés de part et d’autres de la frontière, qui partagent les mêmes coutumes, danses et musiques. Durant des siècles et ce jusqu’en 1832, la ville a donné son nom à toute une région de Moldavie, le pays de Hârlău, composée en partie de ce qui forme actuellement le Județ de Iași et le Județ de Botoșani.
La première fois que j’ai rencontré Neculai Florea il y a maintenant bientôt dix ans, tout à ma quête d’anciens instruments ruraux, j’étais loin de penser qu’un vaste monde allait se révéler à moi, d’autant que ce monde était prétendument révolu depuis longtemps. Je dois admettre que les voix bienveillantes qui voulaient m’éviter une trop vive déception avaient en partie raison : la plupart des lăutari qui jouaient du violon et de la cobzadans les villages roumains étaient soit décédés, soit inactifs du fait de leur conversion religieuse. C’était également le cas avec la ville de Deleni, jadis un centre important d’art folklorique célèbre pour ses danseurs, musiciens, tailleurs de pierres et potiers. Bien d’’autres villages reculés ont depuis des décennies perdu leurs joueurs traditionnels de cobza et de violon et même s’il reste de nombreux musiciens traditionnels dans les deux provinces historiques de Roumanie, ceux que je cherchais – joueurs de violon et cobza – étaient la plupart du temps des ombres du passé : l’âge d’or des instruments à cordes qui rendit célèbre la musique traditionnelle roumaine a depuis longtemps été remplacé par l’ère des synthétiseurs et des boites à rythmes. Ce phénomène n’est pas isolé : on observe la même chose dans les Balkans, en Turquie, en Azerbaidjan…
Pour en revenir avec ma rencontre avec Florea, j’ai dès le début clairement manifesté mon désir d’en apprendre davantage sur la cobza, un instrument dont je jouais déjà sous différents contextes. En dehors de ce que j’avais appris par moi-même, je voulais approfondir le jeu « à l’ancienne », ce que j’appelle le style paysan. Je connaissais déjà par cœur quelques airs populaires rendus célèbres par l’Ensemble « Datina » de Botoșani – un groupe émérite, actif de la fin des années 1970 au début des années 2000, qui jouait avec énergie et talent la musique paysanne de la région de Botoșani. Dirigé par le regretté Constantin Lupu, un violoniste hors pair doublé d’un collecteur de musique folk doté d’une connaissance académique du répertoire de la musique pour violon de cette région, l’Ensemble était - et reste un repère pour tous les musiciens locaux. Dans leurs interprétations, le jeu rythmique de Constantin Negel à la cobza était de loin le plus énergique qu’il m’ait été donné d’entendre. Il fallait absolument que j’apprenne ce genre de musique dans son environnement naturel.
Neculai Florea a commencé sa carrière en tant que chanteur et pour gagner sa vie, il était invité dans les mariages. Dans les années 1960 jusqu’aux années 1980, il n’était pas rare qu’un mariage commence le vendredi pour se terminer le mercredi, ce qui rendait la vie des musiciens pour le moins éprouvante. Florea jouait également de l’accordéon – celui qu’il possède et utilise toujours a été acheté en 1977, date à laquelle un tremblement de terre a secoué la Roumanie. Il était en outre danseur dans l’Ensemble ”Corăgheasca” de Deleni, un groupe qui fit une apparition remarquée dans un documentaire signé Ion Filip daté de 1975. Les danseurs étaient accompagnés de musiciens locaux pour la plupart de la communauté Roms de lăutari qui jouaient essentiellement des airs de danse comme les traditionnels sârbe, hore, bătute. Les musiciens avaient l’habitude d’emprunter les airs de la commune voisine, la musique circulait ainsi librement de Deleni à Botoșani. Leur style était très énergique, rythmique voire brutal pour des oreilles sensibles.
Un autre fait très important à propos de ce creuset d'art populaire qu'était Deleni à cette époque est que, jusqu'aux années 1960, certaines des cobzas de la région y étaient construites par des moyens simples, avec très peu d'outils. Par rapport aux instruments fabriqués en usine, les cobzas paysannes paraissent frêles, inégales et ayant une « voix » très particulière. Mais c'est là que réside toute la beauté de ces instruments - dans leur sensation artisanale, dans leur forme simple et dans leur son incomparable. Constantin Negel a joué une cobza de campagne de ce type (bien que fabriquée dans le comté de Botoșani), ainsi que Nică Corban de Deleni et le père de Neculai Florea.
La cobza est l'instrument d'accompagnement le plus répandu dans la musique folklorique roumaine des derniers siècles. Joué principalement par des lăutari roms et par des musiciens paysans roumains semi-professionnels, ce luth folklorique était utilisé presque exclusivement dans les provinces historiques roumaines de Valachie et de Moldavie. On trouve quelques mentions de la cobza qui aurait été amenée en Transsylvanie par des lăutari itinérants de la Moldavie voisine. Un groupe "turc" de musiciens roms musulmans de Dobrudja l'a également joué, comme l'atteste une photographie des années 1930 et on possède des enregistrements audio d’un Hongrois Csángó du village moldave de Luizi-Călugăra, datés des années 1950 et 1960. Bien qu'elle soit destinée à être utilisé pour l'accompagnement, la cobza était et est toujours utilisée comme instrument soliste. Dans le monde paysan, Constantin Negel était bien connu pour y jouer des airs. Des joueurs moins connus de villages moldaves, tels que feu Dumitru Onițescu ou Nicolae Cazacu, ont également joué des chansons sur la cobza, prêtant parfois l'oreille à leurs homologues savants de Valachie. Dans le monde des joueurs de cobza, on peut citer les noms de Ion Zlotea, Marin Cotoanță, Grigore Kiazim, Ion Șerban, Ion Strîmbeanu - des musiciens qui ont contribué grandement à affiner l'instrument, élargi ses limites et ses possibilités techniques et tous grands solistes.
Suite aux changements de société apparus en Roumanie après 1989, la cobza est devenue moins utilisée à la fois dans les ensembles folkloriques et surtout dans le taraf traditionnel. La dernière grande génération de musiciens qui jouaient intensivement de cet instrument, ceux qui sont nés vers les années 1920, a disparu. Lorsque j'ai rencontré Neculai Florea (né en 1942), il m'a avoué qu'il redécouvrait l'instrument de son père : en tant que jeune chanteur et accordéoniste, Florea n'accordait pas trop d'attention au vieux luth. Son intérêt est venu lentement - certains enregistrements VHS des années 1990 le montrent jouant en solo de la cobza, mais c'est plus d'une décennie plus tard qu'il s'est sérieusement remis à l'instrument.
Pourtant, Florea a été toute sa vie entouré de lăutari : il jouait avec son père, il jouait avec ses voisins – avec Tofănel, Costache Pintilie, avec les fils du grand violoniste Mihai Cogeasca. Être aussi danseur l'a aidé à mémoriser les vieux airs. Il a recueilli des chansons de divers musiciens – il en a pris quelques-unes d'Elena Găină, une chanteuse renommée de Deleni, qui utilisait le style de dârlâit – en utilisant sa voix sans paroles, dans une sorte de fredonnement, mais avec des consonnes et des voyelles. Il a aussi emprunté des chansons entendues dans son enfance, collecté d’autres qui n'avaient pas de paroles et a créé ses propres textes. Ce qui le frappa un jour fut le fait que la plupart des joueurs de cobza et de violon étaient morts ou mourants. Les rares qui restaient, s’étant convertis au néoprotestantisme, avaient de fait arrêté de boire et de jouer en public. C'est à ce moment que Florea a décidé qu'il était de son devoir de jouer de la cobza. Il a commencé à s’y consacrer totalement et quand il a rencontré Neculai Amarandei, un violoniste qui vient d’un village de la région de Botoșani, le déclic a eu lieu : ils ont tous deux ressenti le besoin de travailler ensemble sur un répertoire qui pourrait être présenté au public.
Neculai Amarandei a vécu une partie de sa vie partagé entre son travail régulier de mineur et son amour pour la musique. Issu d'une famille de lăutari, il a grandi en apprenant à jouer du violon, mais il aimait aussi l'accordéon et la cobza. Après avoir déménagé dans le comté de Botoșani, il fit la connaissance et commença à travailler avec Constantin Lupu, le chef de l'Ensemble "Datina", qu'il mentionne toujours avec admiration. Aujourd'hui violoniste expérimenté, comme l'était son père, Neculai Amarandei a un rôle très important dans le groupe qu'il dirige. Il s'occupe de l'harmonie et fait attention à l'atmosphère générale de la musique qu'ils produisent. La présence d'Amarandei est d'une grande importance pour son aîné Florea, car elle a facilité l'approfondissement de l'apprentissage de la cobza pour ce dernier. Amarandei vise toujours le meilleur, tant dans les performances individuelles qu'en tant que groupe. Rarement totalement satisfait, il cherche un équilibre entre leurs talents et leur âge.
Dans ces enregistrements, on peut facilement reconnaître le son de la flûte de berger en bois, jouée par le jeune Valentin Bălășanu (né en 1964). Vivant également dans le comté voisin de Botoșani, il joue de nombreuses chansons de la région, dans divers contextes. Son métier de vigneron laisse de la place à la musique – il joue de la flûte en bois appelée fluier (ou trișcă dans sa petite version), mais aussi du très simple tilincă – un tube sans ouvertures. Il apprend les chants « sur le tas », comme l'atteste cette série d'enregistrements.
Les chansons
Les enregistrements de ce CD ont été réalisés en 2019, 2022 et 2023. Entre 2019 et 2022, mes rencontres avec les musiciens ont été plutôt rares, du fait de la pandémie qui a marqué tant de monde.
La liste des morceaux se compose principalement de danses traditionnelles, telles que hore, sârbe, bătute,mais il existe également des chansons dérivées de divers morceaux de musique de salon du XIXe siècle, comme c'est le cas avec Șotișa, une danse d'influence allemande. Il est généralement admis que la musique folklorique de la région moldave de Roumanie a été influencée dans une certaine mesure par la musique d'Europe centrale, juive et slave. Il y a aussi des chants satyriques (19 et 23), avec des textes qui parlent de la recherche de l'amour ailleurs, comme dans les maisons voisines, ou bien de la paresse de la jeune génération.
Certaines des chansons de ce CD ont été apprises par les musiciens de l'ancienne génération de musiciens de la région, tandis que d'autres ont été tirées du répertoire de l'Ensemble "Datina" (Bătrâneasca de la Albești, Doina ciobanului, Sârba de la Victoria, Mărgineanca). Bien que les airs de danse traditionnels d'aujourd'hui puissent être accompagnés de texte, dans le passé ils étaient purement instrumentaux, car leur rôle était de soutenir les danses. Parfois, ils peuvent aussi être chantés par des bardes folkloriques - comme la chanteuse paysanne Elena Găină, dont Florea a pris plusieurs chansons, telles que Țâca din Deleni, Sârba din Deleni(bien que le texte soit ici une adaptation de Sârba mărunțică d'Angela Moldovan , un tube folk des années 1960 qu'elle a également repris d'Elena Găină, qui n'a utilisé aucun mot, mais le style de dârlâit susmentionné).
Sur Sârba cu năframădin Deleni, on m'a demandé de jouer de la cobza afin que Florea puisse se concentrer sur le texte qu'il chantait. Il y a eu trois prises – j'ai conservé celle où le texte est complet, bien que la voix soit légèrement en retrait.
Avec plus ou moins de variations dans le jeu, les interprètes conservent dans leurs chansons la saveur et le style musical du taraf rural traditionnel – le groupe de musique folklorique. Lors de l’enregistrement, j'ai utilisé une simple configuration de microphones ORTF, afin de capturer avec le plus de précision le caractère vivant de la performance qui a eu lieu chez Florea, à Deleni, dans une petite pièce de trois mètres sur quatre.
Sașa-Liviu Stoianovici
Traduction Christophe Saunière